"Sur les plages de l'histoire les vagues de souvenirs anciens ont dessiné des arabesques d'argent où se reflètent les mirages de l'avenir."
Il est des voyages qui s'apparentent à des remontées dans le temps. Celui que je viens d'accomplir est de ceux-ci, sans pour autant qu'il m'ait été besoin de partir loin... sauf en nombre d'années, un demi-siècle !
Il y a longtemps que je désirais remettre le pied sur cette île de l'Atlantique, Oléron. En 1954, mes parents nous y emmenèrent en vacances, ma sœur et moi, probablement conseillés en ce sens par nos nos nouveaux voisins, ceux qui logeaient juste au-dessus de l'appartement parisien dont nous avions pris possession à peine deux ans plus tôt. Le Logis des Dunes, dans le petit bourg de Domino au nord-ouest de l'île, à quelques centaines de la plage et de ses dunes sauvages, nous accueillit deux étés durant. Puis nous nous rapprochâmes de ces voisins qui possédaient une antique et typique demeure, sans trop de confort, dans le tout petit village de Chaucre situé à deux kilomètres. Là, des années durant, en été, comme aux vacances de Pâques, nous revînmes souvent. Là, des souvenirs - et quels souvenirs ! - vinrent se constituer, s'accumuler, s'engranger dans ma petite tête de gamin qui n'avait pas encore dix ans.
Ils étaient donc là ces souvenirs empilés, plutôt bien rangés, certains encore vivaces, d'autres ne nécessitant que le petit coup de pouce, la madeleine proustienne (le hasard d'ailleurs faisant qu'au même moment j'avais entrepris de relire l'oeuvre du grand écrivain qui m'avait déjà tant enchanté dès mes dix-sept ans), pour être réactivés. Je retrouvai ainsi sans difficulté cette "Maison Pantalon", si photographiée depuis et dont les multiples clichés ont fait le tour du monde, ayant même la chance de la retrouver habitée en cette période de vacances par le fils de nos voisins qui me reconnut aussitôt. Mais aussi le Logis des Dunes, hélas en totale décrépitude, délabré et tagué, toujours tristement debout. Enfin, ces plages immenses, bordées de dunes sur lesquelles j'aimais tant grimper puis, une fois le sommet atteint, me jeter dans le vide - de quelques mètre seulement ! -, face à l'océan aux teintes inégalées. Parcourir aussi, tel un trappeur, ces forêts de pins et de taillis de chênes verts, montant aux arbres, imaginant et vivant plein d'aventures. Arpentant sous un soleil généreux, tandis que la mer se retirait, ces plages sans fin, j'avais l'impression ô combien étrange que la grève blonde qui se découvrait peu à peu laissait progressivement émerger tous ces riches et lointains souvenirs.
En fin de journée, l'émotion gagna un cran lorsque, grâce à ce voisin ami à qui j'en évoquai le souvenir que je croyais pourtant à jamais enfoui, je pus retrouver cette femme qui, cinquante ans plus tôt, avait été sollicitée par ma mère. Elle lui avait proposé de venir s'installer chez nous, comme "nounou" dirions-nous aujourd'hui, car notre jeune frère allait naître. Elle resta dans l'appartement plus de deux ans. Elle s'appelait Madeleine. Elle me reconnut sans trop de difficulté, tout comme moi. Elle avait gardé son joli visage malgré ses rides. Elle allait fêter avant l'été ses quatre-vingts ans...
Oui, quelle remontée dans le temps. Qui sait, peut-être, matière à écrire un petit récit, où je reprendrais également ceux, non moins riches, de mes longs séjours chez ma grand-mère paternelle dans le petit village du Châble, au pied du Salève, à deux pas de Genève ? Si Oléron me donna sans doute le goût, l'amour immodéré du sable, des dunes, des futurs déserts, Le Châble me rendit amoureux à tout jamais de la roche, de la montagne. Probablement faut-il trouver dans ces deux endroits magiques les deux creusets fondamentaux qui me firent partir des dizaines d'années plus tard vers les étendues désolées mais ô combien fascinantes d'Asie centrale et, plus récemment, de cet inoubliable pays des extrêmes, le Chili.
"Sur les plages de l'histoire, les vagues de souvenirs anciens..."