jeudi 17 septembre 2015

Tangerine Dreams


C’est un phénomène récurrent, curieux, quelque peu dérangeant, non sans charme.
À chaque retour de voyage lointain, surtout lorsque le pays découvert sort des sentiers battus – cette fois la Namibie –, toutes mes nuits, pendant plus d’une dizaine de jours, sont emplies de rêves étranges. Je me retrouve systématiquement plongé au sein des paysages, le plus souvent grandioses et fascinants, que j’ai quittés il y a peu. Et j’ai beau m’éveiller au milieu de la nuit, me lever même, dès que je replonge dans les draps, je suis à nouveau happé par ces panoramas gigantesques et défiant l’imagination.

Cette fois, ce sont les immenses dunes de Sossuvlei, au sud-ouest du pays, en plein milieu de l’imposant parc national du Namib Naukluft Park (le troisième d’Afrique, avec une superficie correspondant à près de dix pour cent de celle de notre pays !), qui ne cessent de m’assaillir. Il faut dire que le décor est unique et la palette de couleurs des plus surprenantes avec une dominante tangerine. C’est le plus ancien désert de la planète, son âge remontant à quatre-vingts millions d’années. Mais laissez-moi vous conter ma découverte de Sossusvlei et vous comprendrez sans doute pourquoi mes nuits en sont hantées.


La veille, j’avais eu la chance de pouvoir survoler, plus deux heures durant, dans un petit avion, une partie de cette vaste région située au sud de Swakopmund et de Walvis Bay. Je n’ignorais rien des teintes extraordinaires dont se parait le paysage, tant à l’intérieur des terres que sur la côte, là où les interminables dunes, blondes en cet endroit, viennent mourir au bord de l’océan, paradis pour les colonies d’otaries à fourrure ou encore les flamants roses qui profitent des rares lagunes.

Le réveil avait eu lieu avant l’aurore, le site ouvrant à sept heures, et les fameuses éminences se trouvaient à plus de soixante-cinq kilomètres du lodge fabuleux où j’avais passé la nuit. Le soleil se levait peu après six heures et ses premiers rayons avaient du mal à percer une brume qui stagnait au pied des massifs de granit aux formes bizarres. Les arbres desséchés tendaient leurs ramures noueuses vers le ciel et l'on pouvait parfois repérer quelques animaux sauvages, oryx, springboks notamment, broutant paisiblement alentour. Une fois la porte d’accès franchie, les premières dunes apparurent au bout d’une quinzaine de kilomètres, sur la gauche d’abord, puis des deux côtés. De véritables collines de sable de plus en plus élevées, tandis que les massifs rocheux avaient fini par disparaître complètement. La piste, goudronnée sur presque tout sa longueur de façon à éviter les nuages de poussière qui auraient pu masquer le paysage (nous n’étions pas les seuls sur cette route rectiligne !), se terminait à quelques kilomètres du site proprement dit. Au-delà, seuls de puissants 4x4 pouvaient s’aventurer car ce n’était plus que du sable.
À mi-chemin, surprise ! Une barrière de brume, nuage blanc, vaporeux mais opaque, flottait dans la vallée formée entre les deux murailles de sable ocre. Elle provenait, comme souvent chaque matin, de l’océan pourtant assez éloigné. Le courant froid du Benguela créait, à l’approche du désert, cette nuée humide, indispensable à la faune et à la rare flore. Je craignais cependant de la voir occulter les plus belles dunes, mais le guide me rassura. D'ici peu, elle s’évaporerait comme par magie. D'ailleurs, il n’était pas rare d’apercevoir, dépassant de lambeaux cotonneux horizontaux, les cimes altières et silencieuses.

Plus l’on se rapprochait du but, plus les dunes s’élevaient pour atteindre, voire dépasser les trois cent mètres d’altitude. Leurs lignes étaient pures, sobres, sublimes de beauté. L’orange tranchait sur un ciel de plus en plus bleu. C’était un émerveillement. J’avais eu le bonheur, par le passé, de découvrir celles du désert de Gobi. Mais, comme bien souvent lorsque nous contemplons les joyaux de la nature, aucun ne se ressemble. Il existe toujours une différence, même infime. Là, un panorama différent, ici une nuance propre, là encore un relief anormal ou inattendu. Le Gobi n’a pas les mêmes teintes de sable, l’approche est sensiblement différente, les cieux sont autres. Et il en est pareillement pour bien d’autres régions désertiques de notre Terre. Après une dernière portion de piste des plus chaotiques, où il eut été imprudent de s’arrêter car l’ensablement du véhicule aurait été fatal, celui-ci s’immobilisa sur un terre-plein calcaire ferme et solide. Face à moi, une des plus hautes dunes, la Big Daddy, dont la crête culmine à 325 mètres. Colossale, majestueuse, solennelle, il fallait une bonne dose d’audace pour oser l’affronter. Allais-je en être capable, moi qui avais tant souffert pour parvenir au sommet de la Khongorin Els en Mongolie, d’une hauteur à peu près équivalente ? La chaleur n’avait pas encore envahi le désert, quelques derniers lambeaux de brume cachaient parfois un soleil timide. Je me lançai.

La montée fut longue, haletante, épuisante parfois. À la différence de la dune mongole que j’avais attaquée de front, bien que par amples zigzag, mais qui m’avait éreintés au plus haut point jusqu'à douter de parvenir à en atteindre le sommet, celle-ci s’attaquait par la crête, étroite bande de sable de trente centimètres de largeur au maximum, avec des à-pics plutôt vertigineux de part et d’autre. Mais je restai confiant, suivant du regard ceux qui me précédaient de quelques dizaines de mètres. Pourtant quel effort que de mettre un pied devant l’autre, davantage lorsque celui-ci glissait sur cette matière instable, meuble, fuyante, reculant même. Là-bas, devant moi, mais loin encore, la cime me paraissait ne jamais se rapprocher. Des haltes de plus en plus fréquentes, un cœur qui battait la chamade, un léger et rafraîchissant zéphyr mais qui, au niveau du sol, soulevait le sable qui pénétrait dans mes brodequins, les alourdissant. Je me donnais, naïvement, des buts, des étapes, un creux dans la dune quelques mètres plus avant, une forme curieuse de la crête. Tout était prétexte pour me faire avancer car je voulais l’atteindre ce sommet. J’évitais même de lever trop haut le regard pour savourer pleinement la vue une fois le défi relevé.

Enfin, au prix d’un dernier effort, à bout de souffle, je me laissai choir. Assis presque confortablement sur ce tas de sable aux dimensions démesurées, je pus enfin jouir d’un spectacle unique. Tout autour de moi, sur 360°, une mer de dunes, des vagues de sable immobiles, à perte de vue, une houle figée. Toutes avaient cette teinte tangerine extraordinaire. En bas, de curieuses cuvettes au fond plat, toutes blanches, vestiges de lagunes anciennes qui parfois, mais si rarement lorsqu'il pleuvait, se remplissaient, avant que l’eau ne finisse par s’évaporer sous les ardents rayons du soleil. Muet, apaisé, calme, je savourais un bonheur indéfinissable. J’avais réussi. Je ne ressentais aucune fierté, juste cette joie intérieure, la même qui souvent me saisit, face à un décor de hautes montagnes,  à un cirque glaciaire, au milieu d’un champ de neige vierge et immaculé, partout où la nature est brute, entière, minérale.

Il me fallait à présent redescendre. Je m’étais déjà interrogé lors de l’ascension car je n’avais aperçu aucune trace de pas ni aucune silhouette sur les flancs du géant. Le guide m’indiqua la grande lagune asséchée en contrebas, vaste surface oblongue et éclatante de blancheur. Oui, mais, comment y parvenir ? Tout simplement,  me répondit-il, en se laissant descendre à pied, et en faisant de grandes enjambées. Et vous entendrez ainsi chanter la dune, ajouta-t-il ! Effectivement. Je me laissai happer par le vide, mais sans appréhension aucune, la gravité et le poids de mon corps m’attirant vers l’éblouissant joyau. En dévalant la pente, le sable que j’entraînais sous mes pas faisait un bruit curieux,  un ronronnement sourd, comme si la dune elle-même m’accompagnait, m’encourageait. Je compris alors qu’aucune trace de pas ne pouvait subsister, le sable en dégoulinant effaçait tout. En me retournant à mi pente, réalisant la taille impressionnante de cette masse pulvérulente, je fus subjugué par la taille minuscule des autres aventuriers qui me suivaient. La dune restait intacte, vierge, avalant, absorbant presque les petits humains que nous étions.

Arrivé au bord du vlei, ce lac immobile à la surface de calcaire et de gypse, il me restait encore pas loin d’un kilomètre pour atteindre l’autre rive. Mais je n’étais pas au bout de mes surprises car surgirent peu à peu  de drôles de formes, sortes de squelettes ou de spectres noirs, plantés à même le sol. Jadis, il y a bien longtemps, une rivière coulait en cet endroit et avait formé des étangs, des marécages. Puis le vent avait soulevé les sables d’or, formant ces dunes prodigieuses. Le cours d’eau fut bloqué et dut emprunter un autre chemin. Les lacs s’asséchèrent, les arbres qui y avaient pris racine moururent, mais restèrent debout, leurs pieds et leurs racines immobilisés pour l’éternité dans cette gangue coagulée. On évalue leur âge à six siècles. Le spectacle que je découvris en me retournant dépassait l’entendement. Ces arbres noir anthracite aux branches dont certaines n’étaient plus que de tristes moignons, surgissant de cette surface figée, d’un blanc étincelant, avec comme fond de décor la dune orange dont la crête se détachait sur un ciel d’un bleu intense, formaient un ensemble quasi mystique.

Comment empêcher son esprit, la nuit, une fois rentré dans son pays, de ne pas repartir vers ces univers fantastiques et replonger dans les Tangerine Dreams… ?


(Ne pas hésiter à aller consulter, via un moteur de recherche, les sites de Sossusvlei et de Namib Naukluft Park)