Au cours de mon voyage au Chili, j'ai eu l'occasion de visiter, non loin de Valparaiso, une des plus belles maisons, située en bord de mer, de l'écrivain chilien Pablo Neruda, prix Nobel de littérature en 1971, la Isla Negra. Je fus aussitôt saisi par le charme étrange de cette habitation, mi demeure, mi bateau, emplie d'objets hétéroclites que le poète avait ramené des endroits les plus divers. Le texte de l'audioguide qui m'avait été remis attira mon attention presque instantanément par sa qualité, ce qui n'est guère le cas en général. Je suivis pas à pas les différentes descriptions des pièces et progressivement s'installa en moi une curieuse sensation, comme si le propriétaire des lieux, dont on avait rapporté puis mis les cendres dans la jolie tombe face au Pacifique, m'interpellait directement et personnellement au travers de mes pas silencieux et des objets qu'il offrait à mes regards curieux et admiratifs.
Depuis le début du voyage, je n'avais cessé de m'interroger sur le plan, la charpente comme j'aime ainsi à l'appeler, que je comptais adopter pour le livre que j'envisageais d'écrire suite à ce voyage. Il se devait d'être différent des précédents, d'abord parce que les pays décrits dans mes autres récits étaient différents, mais aussi parce que je désirais marquer une rupture, les deux continents, leurs populations, leurs coutumes, leurs histoires n'ayant rien en commun. J'arrivais bientôt au terme de ce long voyage, et je n'avais toujours aucune inspiration.
Soudain, dans l'une des dernières pièces que je visitai, écoutant presque religieusement le commentaire en français de l'audioguide, j'eus une révélation. En fait, ce fut lui, le poète, qui me la délivra, me l'offrit comme un présent suite à ma visite muette mais dont les accents, les chants intérieurs, exaltés, devaient être perceptibles à travers le temps. Je me souviens même avoir dit presque à haute voix " Oui, c'est cela, oui, c'est clair, je l'ai trouvée ma charpente, cette idée originale qui fera que mon livre sera différent !" Et, tout de go, je remerciais le grand poète dont je n'avais encore lu aucun des livres.
Ce matin, dans le métro parisien, je poursuivais la lecture de l'autobiographie de Pablo Neruda que je m'étais promis de me procurer dès mon retour en France, J'avoue que j'ai vécu. J'en étais déjà rendu au tiers du livre en quelques jours, tant le récit de ses pérégrinations à travers le monde (dont je connaissais pas mal des pays qu'il avait traversés) me captivait. Et je tombais sur ce commentaire à propos de Marcel Proust, plus précisément Du côté de chez Swann. Je venais de lire la veille ou l'avant-veille le texte dont il parlait et relevais ces deux extraits que je trouvais tellement en phase avec les propos tenus dans le billet précédent :
"Du côte de chez Swann me fit revivre les tourments, les amours et les jalousies de mon adolescence. Et je compris que dans cette phrase de la sonate de Vinteuil, phrase musicale que Proust qualifie d'aérienne et odorante, non seulement on savoure la description la plus exquise du son passionnant mais aussi une mesure désespérée de la passion".
Puis quelques lignes plus bas, encore plus étonnant :
"L'attrait que j'avais éprouvé n'avait été que littéraire. Proust, le plus grand poète du réel, dans sa chronique lucide d'une société à l'agonie qu'il avait aimée et détestée...".
Il ne m'en fallait pas davantage pour entendre l'écho, celui que le poète endormi pour l'éternité dans ce pays qui m'avait tant fasciné, me renvoyait par delà les ans. Ce ne pouvait être un pur hasard. Le Chili de Neruda, mais aussi de Coloane, et d'autres à venir sans doute, était définitivement entré au panthéon de mes pays favoris, à ce jour d'Asie centrale pour la plupart, et lui aussi ne me laissait pas indemne.