samedi 2 septembre 2017

Le Pla pays

Été 1959. J’avais juste onze ans. Ma mère, notre mère, Alma, après une première expérience pas trop réussie sur la côte cantabrique, non loin de Santander (la mer n’était pas très chaude et assez agitée) décide de changer d’horizon, ou plutôt de mer, et nous emmène tous les cinq, avec notre père qui allait l’adorer, sur la Costa Brava, dans un petit village, en fait une petite crique abritée, non loin de la bourgade de Palafrugell, Tamariù (dont le nom rappelle évidemment le tamaris, arbre élégant qui orne encore aujourd’hui la jolie promenade – désormais aménagée – qui donne sur la plage de sable blond). Mais pourquoi avoir choisi cet endroit idyllique ? Il est hélas trop tard pour le lui demander. Nous y avons passé des séjours inoubliables, emplis de souvenirs les plus fous et parmi les plus riches de notre enfance puis de notre jeunesse. Ma mère fit d’ailleurs des émules et quelques-unes de ses amies d’enfance vinrent à leur tour  y passer les mois d’été. Je m’y fis un ami, le fils de nos voisins catalans, de La Bisbal, qui venait y passer avec ses parents et grands-parents tous ses étés, et qui continue à y venir les longs mois de printemps et d’été, voire de début d’automne, avec sa femme, dans leur bel appartement à deux pas de la plage.

Toujours est-il que près de soixante années plus tard, après y avoir emmené à mon tour pour les vacances mes filles aînées, je me suis retrouvé à nouveau dans ce petit paradis. Il n’a guère changé depuis, le manque de place entre les falaises vermillon sur la gauche et gris acier sur la droite qui encadrent la petite baie empêchant toute construction. Il faut juste porter le regard en arrière, vers la forêt de pins et de chênes liège, pour découvrir quelques nouveaux bâtiments, heureusement masqués par les arbres dont la plupart doivent être aujourd’hui centenaires.
Et voilà qu’à présent mes filles, marquées elles aussi par leurs séjours d’enfance, viennent avec leur  famille, logeant dans les mêmes appartements que je louais jadis. Et je sens bien que leurs enfants, à leur tour, sont peu à peu gagnés par ce virus estival, reprenant les mêmes gestes, pêchant depuis le même petit débarcadère tandis que le soleil déclinant embrase les roches escarpées, réclamant les mêmes glaces et autres délices sucrés ! Et le père que je suis ne cesse de se remémorer ses propres souvenirs, toujours aussi vifs et précis, prenant par la main l’un ou l’autre (voire ensemble) de ces bambins ébahis et terriblement enjoués par ces vacances si différentes.
                
Mais je me dois cependant d’expliquer le titre un peu énigmatique de ce nouveau billet. Les langues, on le sait, m’ont toujours attiré, et ce d’assez bonne heure. Il n’en fallait pas plus, du haut de mes quinze ou seize ans, pour que je m’intéresse à ce curieux idiome qu’est le catalan, assez apparenté au vieux français, du moins à le lire. À l’époque, celle de Franco, il n’était utilisé que par les autochtones qui s’en servaient pour communiquer. La langue « officielle » restait évidemment l’espagnol que je possédais déjà bien. Ayant eu l’occasion, parmi les nombreuses visites que notre mère organisait – et cette curiosité insatiable m’a gagné à son tour ! –, de découvrir le site roman de San Pere de Roda, celle-ci dénicha dans une librairie de Palafrugell un livre en catalan intitulé L’Empordà, bressol de l’art romànic (dont on devine plus ou moins le sens : L’Empordà berceau de l’art roman). Je ne vais pas m’étendre sur ce nom d’ Empordà qui est celui de toute cette région, depuis la frontière française jusqu’à la commune de Playa de Aro située un peu plus au sud du port de Palamòs. On y distingue le Haut et le Bas Empordà, Palafrugell, et donc Tamariù, faisant partie de ce dernier. Empordà vient lui-même de la ville gréco-romaine d’Empuriès (ou Ampurias en espagnol), dont l’étymologie évoque emporium, signifiant « marchés, entrepôts ».

Je me délectai donc de ce livre, surtout de cette langue chantante et qui m’amusait, tant les consonances rappelaient le français. Il y eut ensuite une longue, très longue période où je ne m’intéressai plus à cette prose. Jusqu’à il y a quelques années où je découvris, sans doute par hasard, ou alors grâce aux informations de mon vieil ami José et de sa femme Imma, qu’un auteur fameux, traduit en français, était né à … Palafrugell ! Vite, je parvins à me procurer à Paris son livre le plus connu, que je préférai toutefois lire dans sa version traduite, Le Cahier Gris. Il m’enchanta d’emblée car il traitait de ses intarissables souvenirs de jeunesse dans cette région qui m’avait tant charmé, et me charme toujours pleinement. J’ai, depuis, lu plus d’une demi-douzaine de ses ouvrages, tous en catalan, dont un tome de ses mémoires lorsqu’il fut envoyé comme journaliste à Paris, en 1921, année de naissance de ma mère ! Ce grand écrivain va éclaircir à présent le titre de ce billet : Josep Pla (1897-1981). Cet été, j’ai même entrepris un court voyage dans l’arrière-pays pour identifier les lieux mentionnés tout au long des propos retranscris dans son livre Dos senyors où il évoque la vie de deux frères natifs des environs de Vic.

On aura compris, je l’espère, la double intention de ce billet. Un hommage à cet auteur fécond que je ne puis que recommander (dans ses traductions en français bien sûr ! Mais pourquoi ne pas tenter la lecture dans la langue originale ?) et dont je ressens à chaque fois un immense plaisir à lire la prose vivante, riche, si précise au niveau du détail, souvent colorée, voire même parfumée. Mais également une évocation de ce petit paradis bien caché, tout au bout de la route sinueuse qui descend vers la mer, où elle débouche quasiment sur la plage. Je ne doute pas qu’un jour mes petits-enfants y emmèneront à leur tour leurs propres enfants !


Ah, Alma, si tu pouvais imaginer !

lundi 3 juillet 2017

Dogme et hérésie.

Il faut oser lire Shulem Deen. Découvrir le terrifiant pouvoir destructeur de l’un (le dogme) et la force rédemptrice, libératrice de l’autre (l’hérésie).
Avec une franchise et une sincérité rares, l’auteur (né en 1974) de Celui qui va vers elle ne revient pas (traduit de l’anglais (américain) et édité chez Globe) a su raconter son long cheminement qui lui a permis de quitter l’ombre, ou plutôt les ténèbres, et de sortir à la lumière, mais à quel prix.

Ce livre édifiant nous ouvre les yeux, nous décille et rappelle que l’obscurantisme est encore, hélas, bien vivant de nos jours. Ne pas hésiter à se défier des religions quelles qu’elles soient afin d’être capable de se demander, de s’interroger un jour, avec justesse et perspicacité, « si nous n’avions pas été dupés, depuis des siècles, par de fausses affirmations » (p.234)


Comme l’a écrit, à propos de ce témoignage impressionnant, le journaliste Aurélien Ferenczi (Télérama  du 24 mai 2017), « Toutes les religions ont leurs extrémismes. Tous ceux qui les subissent n’ont pas la force de s’en sortir, et de la raconter… ».

mardi 11 avril 2017

Poussières de vie.

Pour d’obscures raisons, je n’avais pas été convié, de même que quelques proches, au passage à l’état de cendres du corps défunt de mon oncle Henri il y a quelques mois (voir billet du 29 novembre 2016). Mais ce devait sans doute être ainsi.

Ce samedi 8 avril, tandis qu’un généreux soleil envahissait un ciel uniformément bleu, je me retrouvai, avec ces quelques proches, à flanc de colline, non loin d’Annecy, pour la dispersion de ces cendres, de ses cendres, cérémonie intime et quelque peu émouvante qui était une première pour moi. Mais l’émotion ne fut que de courte durée, tant le décor allait à merveille avec ce qu’avait souhaité mon oncle, le même d’ailleurs où l’on avait dispersé celles de son épouse près d’un quart de siècle auparavant. Mes quelques larmes furent vite séchées par la brise printanière et je ne savais que trop qu’Henri n’eut guère apprécié nous voir tristes en ces instants.

Lorsque la personne en charge de l’opération se mit à balancer, tout en l’entrouvrant à intervalles réguliers pour que le contenu se répande au gré de la douce brise, le réceptacle qui me fit aussitôt penser à un encensoir, je fus surpris par la légèreté de ces microscopiques particules. Celles-ci s’épandaient en un léger et diaphane nuage, comme si chacune de ces infinitésimales particules semblaient animées d’un mouvement qui leur était propre.
Particules ? Aussitôt, mes pensées se mirent à songer au phénomène de l’intrication quantique. Celui-ci suggère l’existence de corrélations entre deux objets qui peuvent rester en relation, en « communication », même s’ils sont séparés par une grande, voire très grande distance. Ainsi, j’imaginais quelque peu naïvement que plusieurs de ces de ces grains quelconques de « poussière de vie » pouvaient fort bien se répondre et s’identifier où qu’ils pussent se trouver.
Ainsi, mon imagination avait trouvé une façon quelque peu singulière de rendre mon cher oncle vivant à tout jamais…
J’imaginais déjà ces fragments minuscules entamant un balai surnaturel et invisible, non seulement là où je me trouvais à l’instant même, mais aussi bien n’importe où sur terre, comme une présence instantanée à la fois dans le temps et dans l’espace.

Dans l’après-midi, je me rendis au sommet du Salève, cette montagne qui domine de ses mille quatre cents mètres le village du Châble-Beaumont où naquit mon père au début du siècle dernier et où j’ai sans doute acquis, et gravé, mes plus anciens et magnifiques souvenirs. Cette montagne offre un double point de vue. Côté nord, il domine non seulement le petit village mais aussi la large cuvette où l’on peut admirer Genève et le lac Léman, les monts du Jura et imaginer, car enfoui à cent mètres sous terre, le large cercle du LHC, le plus grand accélérateur-collisionneur de particules au monde. Côté sud sud-est, si le temps le permet, et ce jour-là les conditions étaient remarquables, toute la chaîne du Mont-Blanc, et même le lac d’Annecy dans son écrin de montagnes. C’était absolument fabuleux. Plus je montais par la route sinueuse au milieu de la forêt, plus je sentais l’émotion me gagner, revivant les balades de mon enfance dans les sous-bois odorants. Arrivé presque au sommet, je n’avais plus qu’une dizaine de minutes de marche avant d’atteindre le Piton, cime que je n’avais pas gravie depuis plus de cinquante ans. Comme lors de la découverte, un peu plus d’un mois auparavant, des premiers rivages englacés de la péninsule Antarctique, tout comme souvent dans des lieux tout aussi exceptionnels de beauté de par le monde, je sentis des larmes me couler le long du visage. Pas des larmes de tristesse, oh non !, mais de bonheur, de pur bonheur face à ces splendeurs de la nature.

Mais le plus étrange, c’est que je crus sentir proches, tout proches, virevoltant autour de moi, des grains de poussières invisibles, ceux que la brise avait emporté le matin même dans les espaces bleutés du ciel de printemps de la Balme de Sillingy. Mon oncle Henri était là, encore là, toujours là, et je savais qu’il le serait à tout jamais.

Henri devenu poussières de vie…

lundi 6 février 2017

65°06’ sud 64°03’ ouest.


En cherchant bien, sur un planisphère (à condition qu’il descende assez bas !) ou alors sur une mappemonde, vous parviendrez sans doute à localiser, au moyen des coordonnées géographiques ci-dessus, l’île Pléneau…
Pléneau, du nom de l’un des membres de l’état-major du Français, bâtiment commandé par Jean-Baptiste Charcot qui entreprit une expédition vers le pôle sud en 1904-1905. Cette petite île est située à proximité du cercle polaire antarctique.

Après m’être approché en juin dernier du pôle nord, découvrant l’archipel du Svalbard, j’avais déjà décidé de me rapprocher de son opposé, durant l’été austral, sans toutefois en être aussi près, ce genre d’expédition étant en général exclusivement réservée aux scientifiques. Mais aborder la péninsule Antarctique me semblait être déjà une extraordinaire aventure.

Celle-ci est désormais à portée de main. Dans deux semaines, après de nombreuses heures d’avion, gagnant Buenos-Aires puis Ushuaia, la ville la plus extrême de l’hémisphère sud, je pourrai monter à bord du navire qui s’aventurera dans le périlleux et mouvementé Passage de Drake. Passé les Îles Shetland du sud, il dirigera alors son étrave vers la pointe nord de la péninsule, face à la mer de Weddell, longeant ensuite sur plusieurs milles la côte ouest jusqu’à cette île minuscule, le point austral le plus extrême que j’aurai pu atteindre.
Depuis Paris, pas moins de 14 300 kilomètres. Mais, depuis Pyramiden, cette ville fantôme du Svalbard située par 78°41’ nord, ma plus haute latitude, la distance est alors de 17 650 kilomètres…
Ces deux lieux extrêmes, qui matérialiseront les bornes de mon univers connu, seront les pivots du livre que j’ai entrepris d’écrire et dont la première partie, celle consacrée au Svalbard, est à présent achevée. Vais-je revenir aussi désemparé, perturbé, troublé ? Vais-je atteindre là aussi une limite à ne plus désirer franchir ? Je ne le sais encore. Mais, à lire les récits des grands explorateurs du début du XXème siècle, véritables aventuriers qui étaient loin de disposer du matériel et de l’équipement que nous possédons aujourd’hui, tous animés d’une volonté de fer et d’un véritable feu sacré, les Shackleton, Charcot, Nordenskjöld, Ross ou encore Amundsen, on ne peut que rester muet d’admiration devant leurs prouesses, leur inépuisable énergie, leur bravoure sans limite, eux qui jamais n’ont douté. Les quelques lignes ci-dessous, outre un hommage à leur mémoire, ont été pour moi une des raisons qui m’ont poussé à vouloir partir, d’une façon certes bien plus confortable, vers ces univers figés et englacés qui ne cessent de m’attirer et qui les ont tant attirés et fascinés eux aussi.

« De tous côtés des terres blanches, décolorées, coupées d’ombres fauves ; l’impression d’un fragment de lune tombée à la surface de l’océan, et dont le sommet émergeait. » (Otto Nordenskjöld,  Vingt-deux mois dans les glaces,  Paulsen, 2013, p.38)

« Un paysage étrange. Un sol déchiré de profondes crevasses ; au-dessus, des murs de rochers hérissés de tours et de gigantesques blocs qui ont l’air de sphinx préposés à la garde de cette solitude énigmatique. Nulle part trace de végétation, pas le moindre atome de terre ou de sable. Rien que des rochers arides et des nappes de cailloux agglomérés comme un macadam par le souffle puissant et inlassable des ouragans. » (Ibid. p.66)

« La nuit est splendide, calme et froide. (…) La lune brille, merveilleuse, et les étoiles se détachent comme des parcelles en fusion blanche et froide. Tout ce qui m’environne paraît un morceau détaché de l’astre même qui l’éclaire ; des glaces et de la mer, de la neige et des montagnes semble sortir cette lumière divine, irradiation mystérieuse, auréole pure et froide d’une région céleste. Et les icebergs et la mer, et les grandes montagnes et les rochers et la lune et les ombres elles-mêmes sont des divinités puissantes, larges, calmes, majestueuses dans le néant. » (J.B. Charcot, Le Français au Pôle Sud, Librairie José Corti, 2006, p.131)

« D’où vient donc l’étrange attirance de ces régions polaires ? (…) D’où vient le charme inouï de ces contrées pourtant désertes et terrifiantes ? Est-ce le plaisir de l’inconnu ? » (Ibid. p.294-5)


Trouverais-je là-bas, « en bas », les réponses à ces mêmes questions… ?



Une webcam, régulièrement mise à jour, existe à la station américaine Palmer, située légèrement plus au nord de l’île Pléneau. Elle donne un bon aperçu du paysage en temps réel.