C’est un phénomène
récurrent, curieux, quelque peu dérangeant, non sans charme.
À chaque retour de
voyage lointain, surtout lorsque le pays découvert sort des sentiers battus –
cette fois la Namibie –, toutes mes nuits, pendant plus d’une dizaine de jours,
sont emplies de rêves étranges. Je me retrouve systématiquement plongé au sein
des paysages, le plus souvent grandioses et fascinants, que j’ai quittés il y a
peu. Et j’ai beau m’éveiller au milieu de la nuit, me lever même, dès que je
replonge dans les draps, je suis à nouveau happé par ces panoramas gigantesques
et défiant l’imagination.
Cette fois, ce
sont les immenses dunes de Sossuvlei, au sud-ouest du pays, en plein milieu de
l’imposant parc national du Namib Naukluft Park (le troisième d’Afrique, avec
une superficie correspondant à près de dix pour cent de celle de notre
pays !), qui ne cessent de m’assaillir. Il faut dire que le décor est
unique et la palette de couleurs des plus surprenantes avec une dominante
tangerine. C’est le plus ancien désert de la planète, son âge remontant à
quatre-vingts millions d’années. Mais laissez-moi vous conter ma découverte de
Sossusvlei et vous comprendrez sans doute pourquoi mes nuits en sont hantées.
La veille, j’avais
eu la chance de pouvoir survoler, plus deux heures durant, dans un petit avion,
une partie de cette vaste région située au sud de Swakopmund et de Walvis Bay.
Je n’ignorais rien des teintes extraordinaires dont se parait le paysage, tant
à l’intérieur des terres que sur la côte, là où les interminables dunes, blondes
en cet endroit, viennent mourir au bord de l’océan, paradis pour les colonies
d’otaries à fourrure ou encore les flamants roses qui profitent des rares
lagunes.
Le réveil avait eu
lieu avant l’aurore, le site ouvrant à sept heures, et les fameuses éminences
se trouvaient à plus de soixante-cinq kilomètres du lodge fabuleux où j’avais
passé la nuit. Le soleil se levait peu après six heures et ses premiers rayons
avaient du mal à percer une brume qui stagnait au pied des massifs de granit
aux formes bizarres. Les arbres desséchés tendaient leurs ramures noueuses vers
le ciel et l'on pouvait parfois repérer quelques animaux sauvages, oryx,
springboks notamment, broutant paisiblement alentour. Une fois la porte d’accès
franchie, les premières dunes apparurent au bout d’une quinzaine de kilomètres,
sur la gauche d’abord, puis des deux côtés. De véritables collines de sable de
plus en plus élevées, tandis que les massifs rocheux avaient fini par
disparaître complètement. La piste, goudronnée sur presque tout sa longueur de
façon à éviter les nuages de poussière qui auraient pu masquer le paysage (nous
n’étions pas les seuls sur cette route rectiligne !), se terminait à
quelques kilomètres du site proprement dit. Au-delà, seuls de puissants 4x4
pouvaient s’aventurer car ce n’était plus que du sable.
À mi-chemin,
surprise ! Une barrière de brume, nuage blanc, vaporeux mais opaque, flottait
dans la vallée formée entre les deux murailles de sable ocre. Elle provenait,
comme souvent chaque matin, de l’océan pourtant assez éloigné. Le courant froid
du Benguela créait, à l’approche du désert, cette nuée humide, indispensable à
la faune et à la rare flore. Je craignais cependant de la voir occulter les
plus belles dunes, mais le guide me rassura. D'ici peu, elle s’évaporerait
comme par magie. D'ailleurs, il n’était pas rare d’apercevoir, dépassant de
lambeaux cotonneux horizontaux, les cimes altières et silencieuses.
Plus l’on se rapprochait
du but, plus les dunes s’élevaient pour atteindre, voire dépasser les trois
cent mètres d’altitude. Leurs lignes étaient pures, sobres, sublimes de beauté.
L’orange tranchait sur un ciel de plus en plus bleu. C’était un émerveillement.
J’avais eu le bonheur, par le passé, de découvrir celles du désert de Gobi.
Mais, comme bien souvent lorsque nous contemplons les joyaux de la nature,
aucun ne se ressemble. Il existe toujours une différence, même infime. Là, un
panorama différent, ici une nuance propre, là encore un relief anormal ou
inattendu. Le Gobi n’a pas les mêmes teintes de sable, l’approche est
sensiblement différente, les cieux sont autres. Et il en est pareillement pour
bien d’autres régions désertiques de notre Terre. Après une dernière portion de
piste des plus chaotiques, où il eut été imprudent de s’arrêter car
l’ensablement du véhicule aurait été fatal, celui-ci s’immobilisa sur un
terre-plein calcaire ferme et solide. Face à moi, une des plus hautes dunes, la
Big Daddy, dont la crête culmine à 325 mètres. Colossale, majestueuse,
solennelle, il fallait une bonne dose d’audace pour oser l’affronter. Allais-je
en être capable, moi qui avais tant souffert pour parvenir au sommet de la
Khongorin Els en Mongolie, d’une hauteur à peu près équivalente ? La
chaleur n’avait pas encore envahi le désert, quelques derniers lambeaux de
brume cachaient parfois un soleil timide. Je me lançai.
La montée fut
longue, haletante, épuisante parfois. À la différence de la dune mongole que
j’avais attaquée de front, bien que par amples zigzag, mais qui m’avait éreintés
au plus haut point jusqu'à douter de parvenir à en atteindre le sommet,
celle-ci s’attaquait par la crête, étroite bande de sable de trente centimètres
de largeur au maximum, avec des à-pics plutôt vertigineux de part et d’autre.
Mais je restai confiant, suivant du regard ceux qui me précédaient de quelques
dizaines de mètres. Pourtant quel effort que de mettre un pied devant l’autre,
davantage lorsque celui-ci glissait sur cette matière instable, meuble,
fuyante, reculant même. Là-bas, devant moi, mais loin encore, la cime me
paraissait ne jamais se rapprocher. Des haltes de plus en plus fréquentes, un
cœur qui battait la chamade, un léger et rafraîchissant zéphyr mais qui, au
niveau du sol, soulevait le sable qui pénétrait dans mes brodequins, les
alourdissant. Je me donnais, naïvement, des buts, des étapes, un creux dans la
dune quelques mètres plus avant, une
forme curieuse de la crête. Tout était prétexte pour me faire avancer car je voulais l’atteindre ce sommet. J’évitais
même de lever trop haut le regard pour savourer pleinement la vue une fois le
défi relevé.
Enfin, au prix d’un
dernier effort, à bout de souffle, je me laissai choir. Assis presque
confortablement sur ce tas de sable aux dimensions démesurées, je pus enfin
jouir d’un spectacle unique. Tout autour de moi, sur 360°, une mer de dunes,
des vagues de sable immobiles, à perte de vue, une houle figée. Toutes avaient
cette teinte tangerine extraordinaire. En bas, de curieuses cuvettes au fond
plat, toutes blanches, vestiges de lagunes anciennes qui parfois, mais si
rarement lorsqu'il pleuvait, se remplissaient, avant que l’eau ne finisse par
s’évaporer sous les ardents rayons du soleil. Muet, apaisé, calme, je savourais
un bonheur indéfinissable. J’avais réussi. Je ne ressentais aucune fierté,
juste cette joie intérieure, la même qui souvent me saisit, face à un décor de
hautes montagnes, à un cirque glaciaire,
au milieu d’un champ de neige vierge et immaculé, partout où la nature est
brute, entière, minérale.
Il me fallait à
présent redescendre. Je m’étais déjà interrogé lors de l’ascension car je n’avais
aperçu aucune trace de pas ni aucune silhouette sur les flancs du géant. Le
guide m’indiqua la grande lagune asséchée en contrebas, vaste surface oblongue
et éclatante de blancheur. Oui, mais, comment y parvenir ? Tout simplement,
me répondit-il, en se laissant descendre
à pied, et en faisant de grandes enjambées. Et vous entendrez ainsi chanter la
dune, ajouta-t-il ! Effectivement. Je me laissai happer par le vide, mais
sans appréhension aucune, la gravité et le poids de mon corps m’attirant vers
l’éblouissant joyau. En dévalant la pente, le sable que j’entraînais sous mes pas
faisait un bruit curieux, un
ronronnement sourd, comme si la dune elle-même m’accompagnait, m’encourageait.
Je compris alors qu’aucune trace de pas ne pouvait subsister, le sable en
dégoulinant effaçait tout. En me retournant à mi pente, réalisant la taille
impressionnante de cette masse pulvérulente, je fus subjugué par la taille
minuscule des autres aventuriers qui me suivaient. La dune restait intacte,
vierge, avalant, absorbant presque les petits humains que nous étions.
Arrivé au bord du vlei, ce lac immobile à la surface de
calcaire et de gypse, il me restait encore pas loin d’un kilomètre pour
atteindre l’autre rive. Mais je n’étais pas au bout de mes surprises car surgirent peu à peu de drôles de formes, sortes de squelettes ou
de spectres noirs, plantés à même le sol. Jadis, il y a bien longtemps, une
rivière coulait en cet endroit et avait formé des étangs, des marécages. Puis
le vent avait soulevé les sables d’or, formant ces dunes prodigieuses. Le cours
d’eau fut bloqué et dut emprunter un autre chemin. Les lacs s’asséchèrent, les
arbres qui y avaient pris racine moururent, mais restèrent debout, leurs pieds
et leurs racines immobilisés pour l’éternité dans cette gangue coagulée. On
évalue leur âge à six siècles. Le spectacle que je découvris en me retournant
dépassait l’entendement. Ces arbres noir anthracite aux branches dont certaines
n’étaient plus que de tristes moignons, surgissant de cette surface figée, d’un
blanc étincelant, avec comme fond de décor la dune orange dont la crête se
détachait sur un ciel d’un bleu intense, formaient un ensemble quasi mystique.
Comment empêcher
son esprit, la nuit, une fois rentré dans son pays, de ne pas repartir vers ces
univers fantastiques et replonger dans les Tangerine Dreams… ?
(Ne pas hésiter à
aller consulter, via un moteur de recherche, les sites de Sossusvlei et de
Namib Naukluft Park)
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