La
remontée de l’Amazone, depuis Manaus, sur un petit bateau de croisière, vers la
triple frontière Brésil, Colombie, Pérou, en l’occurrence la ville de Tabatinga,
représente vraiment une aventure exceptionnelle à plus d’un titre, presque un
défi contre les éléments. Ce fleuve, qui prend le nom de Solimões jusqu’à son
arrivée au Pérou où il retrouve son appellation initiale, est en effet à lui
seul un monstre. Imaginez : à Manaus, sa largeur frise les trois
kilomètres (son tributaire, le río Negro, qui le rejoint plus en amont, peut
mesurer quant à lui pas moins de dix kilomètres). À Tabatinga, elle est encore
de deux kilomètres et demi. Sa profondeur est de plusieurs dizaines de mètres
et atteindrait en certains lieux la centaine de mètres ! Ce n’est pas un
fleuve, c’est un véritable phénomène, vomissant, charriant, surtout en cette
période de décrue (juillet 2019), une quantité impressionnante de déchets
naturels de toutes sortes, branchages, troncs d’arbres, îles végétales (comme
sur le Nil) faites de débris décrochés, arrachés aux rives instables par un
courant impétueux contre lequel même un bateau puissant doit lutter, îles qui
n’ont de cesse de se développer au gré des flots bouillonnants.
L’Amazone
m’a impressionné, je l’avoue, et, même si la comparaison peut paraître osée,
elle m’a fasciné, ensorcelé autant que la péninsule Antarctique. Une totale
démesure, une invraisemblable stupeur, une intensité d’émotions comparable qui,
aujourd’hui encore, ne m’ont pas laissé indemne. Depuis longtemps habitué aux
paysages verticaux, aux montagnes imposantes, aux sommets arrogants mais non
moins saisissants, aux massifs couverts de neige délimitant l’horizon, j’ai été
confronté au même gigantisme invraisemblable, celui de l’horizontalité.
Imaginez. Trois bandes : celle du fleuve, limoneux, vivant, ondoyant, en
pleine irruption[1],
puis celle du ciel, immense, démesuré lui aussi, tout autant que ces cumulus
gigantesques qui parfois se déversent en tonnes d’eau dans un fracas
épouvantable, enfin une étroite bande délimitant ces deux espaces, les
sectionnant net comme un scalpel, la forêt. Forêt primaire, souvent inviolée,
qui paraît si fragile vue de loin, si frêle. Mais, une fois mis le pied à terre
ou navigant prudemment sur de modestes pirogues manœuvrées à la pagaie, c’est
dans une formidable cathédrale de verdure que l’on pénètre. Une cathédrale
imposante et silencieuse, qui exige la retenue et l’admiration, mais dont
l’accès est réservé à l’initié, à l’amérindien audacieux, Tikuna, Matis ou
Marubo, respectueux de ce temple, son temple. Ici, les piliers ne sont pas de
pierre mais soutiennent une canopée riche et vivante, des troncs phénoménaux
dont la hauteur atteint et dépasse même les quarante, cinquante mètres. Règne
d’un étrange silence, juste perturbé par le cri d’un oiseau ou le râle
inquiétant mais inoffensif d’un singe hurleur. Quant au paresseux, niché tout
en haut d’un kapokier, bien malin celui qui saura l’apercevoir.
L’Amazone,
l’Amazonie. Quelle splendeur, quel retour aux origines de notre planète comme
elle devait l’être jadis ! Comme un continent à elle seule, monstrueuse,
démesurée, violente dans ses soubresauts, magique et inquiétante, superbe et
ensorcelante, terriblement attachante. Je l’ai aimée, j’y retournerai… bientôt.
[1] « débordement, envahissement de
la mer, d’un fleuve sur les terres ». Nodier et Ackermann, Firmin Didot,
1857.
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